"BLINDED" Par Bastien Pons
- Ryann
- 27 juin
- 4 min de lecture

À une époque où la musique est souvent conçue pour l’instantanéité — faite pour plaire, réconforter, s’intégrer dans des playlists algorithmiques — Bastien Pons ouvre son premier album "BLINDED" avec un morceau qui ne fait rien de tout cela. « Black Clouds », piste d’ouverture de l’album, ne cherche pas à rassurer. Elle dérange, elle trouble, elle se déploie dans un espace entre le silence et la décomposition. Véritable miroir sonore d’une photographie en noir et blanc, elle est texturée, brute, émotionnellement ambiguë — une musique qui ne se contente pas d’être écoutée, mais fouillée. Pons, compositeur français formé à la musique concrète, aborde le son avec une sensibilité quasi photographique.
Plutôt que de privilégier mélodie ou harmonie, il construit ses compositions à partir de couches de textures, d’enregistrements de terrain, de flux ambiants et de résonances industrielles. « Black Clouds » n’est pas à proprement parler une chanson, mais un paysage sonore d’érosion. Elle évoque la sensation d’être plongé dans un souvenir — non pas un souvenir vif ou chaleureux, mais un souvenir qui s’efface, granuleux, non résolu. L’écoute ressemble à l’entrée dans une pièce vide où les seules voix sont des échos, et les seuls mouvements sont des poussières dans la lumière.
La pièce ne commence pas vraiment : elle émerge. Il n’y a ni mélodie à fredonner, ni rythme à suivre. À la place, elle s’insinue — un souffle de bande magnétique, un goutte-à-goutte lointain, le gémissement métallique de quelque chose de rouillé. À mesure qu’elle s’amplifie, elle ne gagne pas en volume mais en densité émotionnelle. Pons laisse les sons respirer, se désintégrer naturellement, en valorisant l’espace entre eux autant que les sons eux-mêmes. On peut entendre une vibration sourde, un frémissement lointain — rien ne domine, tout flotte. La piste respire, et ce faisant, elle invite l’auditeur à affronter le silence comme une présence vivante.
Cette philosophie se prolonge tout au long de "BLINDED," un album de sept pistes qui médite sur la décomposition émotionnelle, la désintégration sociale et l’intimité fragile. Après « Black Clouds », on trouve « Blinded », un morceau plus dense, plus oppressant, qui se referme sur l’auditeur comme un brouillard. « I Did Not Kill Her » suggère une narration sans jamais la livrer — comme une confession avalée par la distorsion. « One Minute Of America » fait entendre des fragments de voix ou de radio, comme un pays qui se parle par-dessus lui-même. « Charlotte » offre une chaleur fugace — une lettre d’amour déformée par le temps — et le dernier morceau, « Et Si Un Jour », clôt l’album avec une lueur d’espoir, offerte à distance.
Dans ce contexte, « Black Clouds » n’est pas seulement une introduction : c’est la matrice de tout ce qui suit. Elle pose les bases sonores et émotionnelles que Bastien Pons déploiera ensuite : la décomposition, la retenue, la vulnérabilité, et une architecture émotionnelle faite de matériaux bruts. Sa formation en musique concrète — cette approche fondée sur les sons du monde réel plutôt que sur les notes abstraites — lui donne des outils rares dans le paysage musical actuel. Là où d’autres utilisent des nappes de synthé et des effets de réverbération pour créer de l’atmosphère, Pons utilise la rouille, le souffle, les micros défectueux, les silences lourds. Sa musique n’est pas conçue pour être parfaite, elle est construite pour être vécue.
Mais « Black Clouds » ne se limite pas à une démarche expérimentale : c’est une œuvre profondément émotionnelle, même si cette émotion ne se laisse pas nommer facilement. Il y a de la mélancolie, certes, mais aussi de l’inquiétude, de la résignation, peut-être une soif de quelque chose d’inaccessible. Cette musique ne vous dit pas quoi ressentir. Elle vous fait ressentir. Elle vous pousse à ralentir, à écouter, à vous confronter à ce qui, en vous, reste en suspens. En manipulant les textures sonores — en laissant des fréquences flotter juste à la limite de l’inconfort, en tressant des drones mécaniques dans le vide — Pons oblige l’auditeur à devenir acteur de l’expérience.
Sa production est minimaliste, mais d’une précision rare. Aucun élément n’est superflu. Chaque son est une brique dans l’édifice émotionnel qu’il construit. Il y a là une dimension cinématographique, mais pas de celle du spectaculaire. Plutôt celle du plan fixe sur un paysage en ruines, ou du silence prolongé dans une pièce où quelque chose reste à dire. À cet égard, « Black Clouds » évoque davantage le travail d’artistes visuels, de réalisateurs expérimentaux ou de plasticiens sonores que celui de compositeurs traditionnels. Pons crée des espaces d’écoute, pas seulement des morceaux.
Ce qui rend cette œuvre si puissante, c’est qu’elle ne cherche pas la perfection. Elle embrasse l’imperfection. Là où notre culture glorifie le lisse, le clair, le résolu, Pons choisit le cassé, le flou, l’inachevé. Sa démarche rappelle les philosophies sonores de William Basinski, Tim Hecker ou Murcof, mais avec une sensibilité plus charnelle, plus enracinée dans une certaine tradition française. Il ne cherche pas à vous émerveiller par la complexité, mais à vous toucher par la présence du manque. Chaque craquement est une question. Chaque silence, un miroir tendu.
Et puis il y a ce message simple, mais profond : la noirceur ne doit pas toujours être fuie. Parfois, il faut juste s’asseoir avec elle. L’écouter. L’apprivoiser. « Black Clouds » ne cherche pas à vous distraire ni à vous consoler. Elle vous pousse à vous arrêter. À ressentir ce qui est là, même si c’est inconfortable. Dans un monde qui pousse à aller toujours plus vite, à être productif, à positiver, Bastien Pons propose un autre chemin : celui du doute, du flou, de l’attente. Et il vous invite à le suivre, non pas pour fuir, mais pour revenir à vous-même.
En ce sens, « Black Clouds » est bien plus qu’un morceau d’ouverture. C’est une déclaration d’intention. Elle introduit Bastien Pons non seulement comme un compositeur, mais comme un penseur sonore, un sculpteur de l’absence, un poète du bruit, un documentariste de la texture émotionnelle. Sa musique nous rappelle que tout ne doit pas être parfait ou clair pour être vrai. Parfois, ce sont les sons les plus incertains, les plus inachevés, qui nous révèlent le plus sur nous-mêmes. Comme un nuage noir suspendu à l’horizon — qui ne rompt jamais, mais ne disparaît pas non plus — cette musique nous confronte à notre propre silence.
Ècrit par Ryann
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