"ROOTS OF BLUES" Par Karim Albert Kook
- Ryann
- 9 juil.
- 4 min de lecture

Le premier contact avec Roots of Blues 2 est une immersion immédiate dans une atmosphère à la fois familière et profondément renouvelée. Dès les premières notes de “Roots of Blues”, qui ouvre le projet avec gravité et élégance, la résonnance métallique de la guitare résophonique de Karim Albert Kook déploie une palette sonore brute, presque ancestrale, évoquant les juke‑joints enfumés du Delta. Pourtant, cette authenticité première n’est pas l’objet unique du disque, elle en est le point de départ. L’accordage en open tuning, allié au jeu de slide expressif, instaure un vieux son plus vivant que jamais, sans la patine convenue d’un enregistrement rétro. Le mix, en cela, est parfaitement équilibré : chaque cliquetis de bottleneck, chaque claquement de corde, chaque vibration de résonateur est captée à hauteur d’émotion, sans artifices. On ne ressent pas le respect servile d’un passé idéalisé, mais la rencontre entre celui-ci et un présent habité, dès les premières mesures de “Roots of Blues”.
Karim Albert Kook ne se cantonne pas au rôle du chevalier du blues traditionnel, ni même du virtuose. Il joue, avant tout, le rôle de passeur, de conteur. Sa guitare raconte des histoires — pas nécessairement celles de Muddy Waters ou Robert Johnson, mais celles d’un homme algérien, multi‑influencé, engagé dans une démarche identitaire complexe. Dans sa façon d’arpéger, de gratter, de glisser, on entend des résonances orientales, des impératifs rythmiques méditerranéens, comme un fil invisible qui relie le Delta à la Méditerranée. Cette démarche donne aux morceaux une épaisseur rare : ils ne sont ni des reprises ni des détours stylistiques, mais des réinterprétations profondes, et pourtant naturelles. “Roots of Blues”, en particulier, se lit comme une déclaration d’intention — un manifeste musical sur les origines culturelles croisées du blues, livré avec intensité et humilité.
Face à cette voix de beauté âpre, Édouard Bineau installe le rôle de contrepoint puissant. Son harmonica, qu’il nomme avec affection le “Mississippi saxophone”, ne se contente pas d’orner le propos : il le prolonge, le questionne. Il pleure, il gronde, il chante. Il sait aussi se faire silencieux, respire, laisse la guitare occuper l’espace avant de revenir avec un vibrato qui en dit plus que cent paroles. Sur “Roots of Blues”, son jeu semble incarner une mémoire collective, une réminiscence des travailleurs afro-américains, des chanteurs de gospel, et même des conteurs sahéliens. Accompagnant parfois au piano, il infuse à la musique une présence jazz subtile, qui rappelle les premières incursions du blues dans le swing, dans les cérémonies gospel. Ce souffle-là, chargé d’humanité, est peut-être ce qui touche le plus : un langage sans mots, universel, surtout lorsqu’il dialogue en miroir avec la voix rugueuse de Kook sur des titres comme “Roots of Blues”.
L’un des apports les plus remarquables de Roots of Blues 2 réside dans sa structure narrative. Chaque titre se lit comme un chapitre, où riffs et respirations, cassures et glissements, racontent autant qu’ils jouent. Les duos de guitare et harmonica évoluent selon un archétype dramatique : introduction grave, montée d’intensité, puis un silence ou un solo ouvert vers une résolution subtile. Ce cheminement rappelle une dramaturgie théâtrale ; on pourrait presque fermer les yeux et voir défiler des personnages, des visages, des paysages. Sur “Roots of Blues”, cette dramaturgie est à son sommet : la tension monte lentement, portée par un groove lancinant, avant d’éclater dans un solo d’harmonica aussi désespéré que lumineux. Leur relecture des standards — qu’ils soient évidents ou plus obscurs — n’est jamais illustratrice : elle incarne le propos, l’ancre dans leur propre rapport à l’exil, à la mémoire, à la mosaïque humaine.
Sur le plan émotionnel, le pacte avec l’auditeur est radical. Il n’y a pas de dark blues sophistiqué, mais une palette de sentiments rendue brute : la nostalgie, la douleur, l’espoir, la fierté. Sans aucun pathos démonstratif, les deux musiciens jouent avec les silences, avec les respirations, avec les inflexions de timbre. Une ligne de guitare suffit à rappeler un geste à l’autre, à évoquer un pan d’histoire. Une entrée d’harmonica suffit à souligner un sentiment. Dans “Roots of Blues”, cette maîtrise de l’économie expressive atteint un sommet : les silences en disent autant que les notes, et l’émotion est rendue dans sa plus grande vérité. Il y a dans ce disque une dictée de l’émotion à l’état pur — primale, vitale — qui dépasse les écoles, les chapelles, les étiquettes. C’est un travail de vérité, plus que d’interprétation.
Enfin, Roots of Blues 2 est un geste artistique politique, au sens noble du terme. Il déconstruit un récit figé : le blues n’est pas un simple patrimoine américain, ni une série de codes gelés dans le temps. Il est le résultat de migrations, de croisements imprévus, d’errances productrices de sens. “Roots of Blues”, en tant que titre principal et chanson centrale de l’album, incarne cette idée à la perfection. Lorsqu’on découvre que la musique parlée n’est jamais unidirectionnelle, mais qu’elle circule, se nourrit, se transforme, elle devient le ciment d’un monde partagé. Le projet de Kook et Bineau met en lumière la dimension polyphonique du blues : ici, une guitare au sang berbère, là, un harmonica au souffle de l’exil. Ensemble, ils entonnent un chant qui nous ressemble. Un chant de vie, de luttes, de rencontres. Et, en cela, ils réinventent le blues à partir de ses racines premières : le corps, la voix, l’esprit. Après l’écoute de “Roots of Blues”, il ne reste pas seulement un album, mais une manière de penser la musique, l’histoire, la fraternité humaine.
Ècrit par Ryann









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