"SAKURA" Par West Wickhams
- Ryann
- il y a 49 minutes
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Il existe des EP qui se présentent poliment, offrant une suite d’instantanés sonores nets et faciles à appréhender. Et puis il y a des EP comme "Sakura" de West Wickhams, qui s’introduisent comme un parfum étrange — floral mais enfumé, doux mais troublant, impossible à saisir complètement. Inspiré par la philosophie japonaise du mono no aware — le “pathos des choses”, la conscience mélancolique de l’impermanence — "Sakura" est à la fois conceptuel et sensoriel. C’est un disque saturé d’atmosphère : une brume aux contours adoucis façonnée par le post-punk lo-fi, l’éclat de synthés de chambre, la mélancolie dream-pop et le romantisme littéraire sombre qui définissent depuis toujours la créativité de Jon Othello et Elle Flores. À travers ses cinq titres — “Up to the Old Tricks”, “Ice Block”, “As the Camera Shuts”, “EQ The Viper” et “Save Yourselves” — le duo trace une cartographie émotionnelle à la fois cinématographique et intérieure, comme une déambulation dans un rêve à demi oublié alors que les pétales de cerisiers commencent à tomber.
La mythologie de West Wickhams est indissociable de leur musique. Originaires de Tresco, surnommée l’île des âmes perdues, leur son conserve l’étrangeté spectrale d’un lieu défini par ses plantes subtropicales, ses horizons embrumés et ses figures de proue d’épaves fixant l’horizon de leurs yeux gonflés d’eau salée. Leur installation à Richmond n’a rien atténué : au contraire, ce passage de l’isolement insulaire au surréalisme suburbain a aiguisé leurs sensibilités noires. L’EP se trouve précisément à l’intersection de ces mondes — là où le folklore rencontre les lumières artificielles, où le romantisme gothique balayé par le vent s’entrelace avec une modernité intime et bricolée. Les influences y flottent comme du brouillard : la noirceur gothique de Mary Shelley, l’instabilité psychologique de Poe, la tension dramatique de Daphne du Maurier, l’artifice brillant de Warhol, les ruines imposantes de Whitby Abbey, et un imaginaire fait d’illusions d’optique, de chats à pois, d’orgues d’église, d’automne, de brume, de mythes anciens, de châteaux et d’euphorie. Dans "Sakura", ces influences ne sont jamais de simples références : elles imprègnent la matière sonore même du disque, donnant naissance à un EP où chaque note semble touchée par la poésie, la hantise et la beauté fragile de l’impermanence.
L’EP s’ouvre avec “Up to the Old Tricks”, un morceau qui pose immédiatement le ton du monde que West Wickhams construit. Le titre débute sur une ligne de synthé frémissante — fine, tremblante, nostalgique — bientôt rejointe par une pulsation rythmique minimaliste, semblable à des pas résonnant dans un long couloir. Le titre, légèrement espiègle, suggère des cycles qui se répètent, des fantômes qui reviennent. La musique reflète cette sensation : Jon et Elle utilisent la répétition comme un miroir déformant, où chaque reprise révèle un changement subtil. La production lo-fi donne au morceau une texture fragile, presque friable, comme si la chanson était consciente de sa propre précarité. Mélodiquement, elle s’inscrit dans une forme de dream-pop nostalgique, mais un ton de basse plus sombre l’attire vers la mélancolie post-punk. Quant au chant, feutré et légèrement diffus dans la réverbération, il semble moins performé que murmurée à la frontière du sommeil.
“Ice Block” fait basculer l’EP dans un registre plus froid, cristallin, en parfaite résonance avec son titre. West Wickhams y déploie une palette synthétique glacée, faite de tonalités qui tintent comme du givre qui craque sous la lune. C’est un morceau sur l’immobilité émotionnelle plutôt que la froideur : la sensation d’être suspendu dans un moment trop fragile ou trop douloureux pour être rompu. Là où le titre précédent évoquait les répétitions du passé, “Ice Block” explore l’arrêt, le gel, l’introspection. C’est mono no aware incarné : une émotion qui n’explose pas, mais se dépose doucement, comme un voile de neige. La rythmique y est discrète, plus proche d’un battement de cœur que d’une percussion, laissant les synthés se déployer comme un lent dégel. Le chant est sincère mais distant, comme figé dans le froid, et la chanson capture un paradoxe poétique : la beauté qui réside dans la paralysie, juste avant que tout ne recommence à fondre.
L’EP atteint son centre émotionnel avec “As the Camera Shuts”. Le titre se situe exactement dans l’univers de "Sakura" : un instant capturé au moment précis où il disparaît. Le déclic de l’appareil photo devient métaphore du désir humain d’immortaliser ce qui échappe. Musicalement, le morceau introduit une dimension plus cinématographique : des nappes de synthés gonflent comme un brouillard lumineux, la basse pulse avec une gravité lente, et la programmation rythmique s’ouvre sur des espaces plus dynamiques. On a la sensation d’assister à un montage : des fragments de mémoire qui s’allument puis s’éteignent comme des images de film usé. La structure reflète cette esthétique visuelle : des mélodies apparaissent, disparaissent, s’effacent, tandis que la voix, éthérée, glisse hors champ. West Wickhams y réussit un rare exploit : créer une dream-pop qui met en scène sa propre fugacité. Rien ne s’attarde, mais tout laisse une trace — comme des pétales entraînés par le vent. C’est la plus parfaite incarnation de mono no aware sur le disque.
Puis vient “EQ The Viper”, le moment le plus nerveux de l’EP, où l’on plonge dans une tension serpentine et nocturne. Le titre évoque à la fois la précision technique — l’égalisation — et la menace sinueuse du serpent. Le morceau ne rampe pas : il s’enroule. Les lignes de basse se resserrent, les rythmes deviennent plus acérés, et les synthés prennent une brillance venimeuse. Pourtant, jamais le morceau ne tombe dans l’agressivité : il explore la tension comme forme de beauté. Là où “Ice Block” évoquait la paralysie et “As the Camera Shuts” la transience, “EQ The Viper” met en scène l’instabilité — quelque chose d’imminent, d’inévitable. Le chant adopte une qualité spectrale, surplombant l’instrumentation depuis une position d’observateur. Ce titre ancre les influences gothiques du groupe — Shelley, Poe, du Maurier — dans une modernité synthétique. C’est aussi là que la rivalité imaginaire avec la Bromley Contingent semble la plus crédible : le morceau pulse comme la marche d’un gang stylisé dans une nuit saturée de néons.
Enfin, l’EP se clôt avec “Save Yourselves”, un titre qui pourrait suggérer l’urgence mais qui, sous la plume de West Wickhams, devient une supplique douce et collective. Ce n’est pas un cri d’alarme : c’est une reconnaissance, presque tendre, de notre vulnérabilité partagée. Le morceau s’ouvre sur des synthés aériens, légers comme des lanternes de papier, soutenus par la pulsation la plus douce de tout l’EP. Ni désespéré, ni triomphant, il est empreint d’une mélancolie apaisée. Ici, le mono no aware se cristallise : il ne s’agit pas de se sauver littéralement, mais de saisir l’instant avant qu’il ne se dissipe. La mélodie, presque une berceuse, et la voix, intime et proche, donnent l’impression d’une confession murmurée directement à l’oreille. Les textures se gonflent, se retirent, laissant entrevoir des strates d’émotion : acceptation, fragilité, nostalgie, lumière. Lorsque le morceau s’achève, on a l’impression que quelque chose de délicat vient de se dissoudre dans l’air.
À travers ces cinq titres, "Sakura" démontre la capacité remarquable de West Wickhams à créer un monde à la fois personnel et soigneusement imaginaire. Leur esthétique est d’une cohérence rare : chaque choix sonore, chaque nuance, chaque motif renvoie au thème central de l’éphémère. Pourtant, l’EP ne verse jamais dans le didactisme. "Sakura" respire. Il dérive. Il glisse comme des pétales sur un paysage nocturne. Les influences — littéraires, mythologiques, artistiques — enrichissent l’EP sans jamais l’étouffer. C’est un disque où l’ombre, l’immobilité, la brillance et la douceur tissent ensemble une même vérité émotionnelle : la beauté des choses tient à leur disparition.
En fin de compte, "Sakura" est moins un EP qu’une expérience. Il invite l’auditeur non pas à l’analyser, mais à s’y promener — à ressentir le poids des instants qui passent, la clarté brève des émotions, l’écho de ce qui se dissipe déjà. Le monde de West Wickhams est un lieu où la brume rencontre les néons, où les ombres gothiques frôlent la lumière des synthés, où mémoire et imagination se confondent. Et dans ce monde, "Sakura" fleurit — brièvement, magnifiquement, et inoubliablement.
Écrit par Ryann









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