top of page

"TRAMOR" Par Heddlu

  • Ryann
  • il y a 9 minutes
  • 5 min de lecture
ree

"Tramor," le deuxième album de Heddlu, le projet de Rhodri Daniel, est le son d’un auteur-compositeur qui a traversé le silence, la perte et la distance, et qui a pourtant retrouvé le chemin de la musique avec une intimité bouleversante. Daniel, membre fondateur du groupe gallois acclamé Estrons, a dû affronter la fragilité de sa propre créativité après la fin du groupe en 2019, lorsque des années de tournées lui ont laissé des lésions auditives, des acouphènes et une sensibilité extrême au son. Là où certains auraient été réduits au silence de façon permanente, Daniel s’est tourné vers l’intérieur. Son premier album, Cantref (2022), a été entièrement composé dans sa tête, alors qu’il parcourait les 1 400 kilomètres du sentier côtier du Pays de Galles, un exploit qui témoignait non seulement de sa détermination mais aussi d’une résilience presque spirituelle. Avec "Tramor," il pousse ce voyage encore plus loin. Le disque se révèle à la fois fragile et volcanique, une méditation sur le traumatisme et l’éloignement, mais aussi une lente reconquête de l’espoir.


Ce qui frappe immédiatement l’auditeur à propos de "Tramor," c’est son paysage sonore. L’album ne se fixe pas sur une seule palette, mais se déplace entre des textures comme si chaque morceau était une pièce différente de la même maison hantée. Il y a des moments de quasi-silence, où l’espace est aussi important que le son ; de faibles bourdonnements et des résonances suspendent le temps, laissant l’auditeur attentif à chaque souffle et chaque pause. Puis viennent des changements soudains, où les synthétiseurs s’embrasent, les guitares vibrent avec malaise, ou des enregistrements de terrain flottent à la limite du reconnaissable. Parfois, la musique semble se désagréger, construite de fragments qui refusent de s’assembler, avant qu’une subtile harmonie ne les relie à nouveau. Ce refus de lisser les fractures donne à l’album sa profondeur : c’est le son de quelqu’un qui refuse d’embellir la douleur, préférant la présenter à vif, mais soigneusement agencée. L’expérimentation n’est jamais gratuite ; chaque drone, chaque interruption, chaque silence est émotionnellement chargé.


En écoutant plus attentivement, les thèmes de "Tramor" se révèlent non seulement à travers les paroles, mais aussi dans la structure même des morceaux. La distance imprègne le disque. On l’entend dans les voix souvent étouffées par la réverbération, rendues fantomatiques, comme venues d’une autre rive. On l’entend dans la parcimonie de l’instrumentation, où un piano joue quelques notes solitaires qui ne se résolvent jamais, laissant l’auditeur suspendu dans l’absence. Même lorsque la musique s’épanouit, plus ample, elle conserve ce sentiment de lutte entre présence et disparition. Cela reflète le parcours de Daniel : l’éloignement non seulement des autres, mais aussi de lui-même, de l’acte physique de faire de la musique. Pourtant, le disque n’est pas étouffant de noirceur. L’espoir s’y glisse de façon subtile mais tangible. Une mélodie qui commence de façon fragile peut s’élever, presque imperceptiblement, vers quelque chose de lumineux. Un mot prononcé dans la résignation peut être répercuté avec chaleur. L’entrelacement du désespoir et de la persévérance semble être la vérité centrale de l’album : une douleur reconnue, mais transformée en quelque chose de doucement rédempteur.


Le rythme de "Tramor" est délibéré, refusant de céder à la gratification immédiate. Sa structure reflète l’acte même de se reconstruire : lent, incertain, parfois effaçant pour recommencer. Il y a un moment, à mi-parcours de l’album, qui ressemble presque à un vide sonore : parasites, battements étouffés, fragments de mélodie qui s’effondrent dans le silence ; puis, de façon inattendue, la musique refleurit en harmonies fragiles et en percussions délicates. C’est comme si Daniel avait laissé l’auditeur au cœur de la perte elle-même, avant de lui offrir le soulagement du renouveau progressif. Cette progression rappelle son propre récit d’avoir écrit un album entier pour ensuite l’effacer et repartir de zéro. Les chansons incarnent ce processus de rupture et de reformulation. Dans les dernières plages, il n’y a ni crescendo triomphal ni clôture évidente ; ce qui demeure est une sérénité hésitante, une fin qui ressemble davantage à un souffle discret qu’à une proclamation solennelle. De cette façon, le disque honore le sens de heddlu — issu du gallois pour « force de paix » — en offrant non pas du spectaculaire, mais le silence comme force la plus puissante.



Une grande part de la résonance de l’album provient de l’interprétation vocale de Daniel. Sa voix n’est ni polie ni conçue pour dominer. Parfois fragile au point de se briser, parfois ensevelie sous des couches de distorsion, elle semble tendre à traverser une distance. Cette vulnérabilité confère aux morceaux une intimité que des performances plus sonores détruiraient. Dans ces instants, l’auditeur a l’impression d’être convié à une confidence, une confession chuchotée qui exige une écoute attentive. Les paroles, souvent rares et fragmentaires, acquièrent plus de poids précisément parce qu’elles ne sont pas sur-explicitées. Des mots comme « étranger », « loin », « retour » ou « maison » apparaissent presque comme des balises plutôt que comme des phrases complètes, laissant à l’auditeur le soin de remplir le terrain émotionnel. Cette retenue reflète la prudence avec laquelle Daniel a dû revenir au son lui-même, donnant à chaque mot et à chaque phrase l’impression d’avoir été choisis avec un soin immense. La force de "Tramor" réside moins dans ce qui est dit que dans ce qui est suggéré, dans les silences qui entourent les mots.


Ce qui distingue également "Tramor," c’est sa relation au passé de Daniel. Avec Estrons, il faisait partie d’un groupe post-punk bruyant, anguleux, acclamé pour son intensité et son immédiateté. Avec Heddlu, et particulièrement sur cet album, il prend presque la direction opposée : silencieux, atmosphérique, intérieur. Pourtant, la crudité qui définissait Estrons persiste ici, traduite dans un nouveau langage. À la place de la férocité des refrains saturés de guitares, il y a la férocité d’un silence supporté ; à la place d’un cri cathartique, la catharsis d’un murmure résilient. La continuité n’est pas sonore mais spirituelle — le refus de créer quelque chose de faux, l’exigence que l’art reflète la vérité de l’expérience vécue. De cette manière, "Tramor" apparaît à la fois comme une rupture et comme une continuité de son parcours artistique, une réinvention de l’énergie tournée vers l’intérieur.


En fin de compte, "Tramor" est moins un album à consommer qu’un album à habiter. Il demande de la patience, de l’attention et de l’ouverture. Sa puissance ne vient pas de climax ou de refrains accrocheurs, mais de sa capacité à évoquer des paysages émotionnels où l’auditeur peut reconnaître ses propres expériences de perte et de renaissance. Il y a une dimension presque thérapeutique : l’acte d’écoute devient une manière de témoigner, de s’asseoir avec la douleur de quelqu’un d’autre et d’émerger avec lui dans un espoir tranquille. Pour ceux qui connaissent l’histoire de Daniel, le disque résonne encore plus profondément, mais même pour les nouveaux auditeurs, ses textures de fragilité et d’endurance sont universellement émouvantes. Ce n’est pas un grand retour, et il ne cherche pas à l’être. C’est plutôt l’œuvre d’un artiste qui s’est refait à partir du silence, offrant non pas le spectaculaire, mais la présence, non pas le vacarme, mais une force de paix. Dans son immobilité, "Tramor" devient une forme de guérison — pour son créateur, et pour ceux qui choisissent d’écouter avec assez d’attention.



Écrit par Ryann

 
 
 

Commentaires


bottom of page